L'instrumentalisation idéologique du 19 mars

Nostalgérie sous mairie RN

 

Le 19 mars, date officielle de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu en Algérie promulgué par les accords d’Evian en 1962, a été institué « Journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc » par la loi du 06 décembre 2012.


Les partisans de l’Algérie française contestent cette date qui signe la victoire du Front de libération nationale (
FLN) arguant du fait que les combats se sont poursuivis au-delà de cette date. En effet, l’Organisation armée secrète (OAS) n’a pas respecté le cessez-le-feu, et a même intensifié les violences de façon à provoquer une réaction du FLN, et ainsi rendre caduques les accords d’Evian (Pervillé, 2021, p.110-114) (*Ref1).

Affiche OAS - 1962

 

 

Le maire RN de Perpignan ne se contente pas, en signe de protestation, de ne pas célébrer cette date.
Cet élu de la République pose un acte d’opposition à la loi en organisant, le 19 mars 2021, une contre-commémoration, sous forme d’une exposition temporaire destinée à « rétablir la vérité » sur la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), et consacrée exclusivement aux victimes du
FLN.


Cette forme de provocation qui ne vise évidemment pas à dépassionner le débat – bien au contraire – s’inscrit dans la logique de sa fidélité aux fondamentaux du Front national dont l’Algérie coloniale fut la matrice idéologique, et sur un terrain déjà fertilisé par les considérations électorales de ses prédécesseurs
UMP/LR à la mairie de Perpignan.


Rappelons l’édification, en 2003, sous le mandat de Jean-Paul Alduy, d’une stèle à la gloire de l'
OAS sur une parcelle du cimetière nord concédée par la mairie, à l’Adimad, association des anciens de l’OAS, ce qui revient à cautionner une organisation séditieuse et à oblitérer ses crimes.


Cette réhabilitation du passé colonial est suivie, en 2007, par l’inauguration, dans l’enceinte d’un bâtiment patrimonial, le couvent Sainte-Claire, du « Mur des Disparus, morts sans sépulture en Algérie (1954-63) », financé par des fonds privés, et dédié aux seules victimes du
FLN. Nombre de morts, français et algériens, sans sépulture, n’y figurent pas.


Puis, en 2012, sous le mandat de Jean-Marc Pujol, un « Centre de documentation des Français d'Algérie », sans comité scientifique
ad hoc, voit le jour, qui promeut une lecture unilatérale de l’histoire. Or une réflexion historique se construit à partir d’une pluralité de points de vue, et une structure financée par des fonds publics n’est pas destinée à servir des intérêts catégoriels, notamment ceux du Cercle algérianiste, à la manœuvre dans l’ensemble des réalisations évoquées ci-dessus.

 

 

Gravure sur la stèle OAS inaugurée en 2003 à Perpignan

 

A ce jour, le maire RN de Perpignan s’indigne : il décèle dans le rapport Stora (Ref2) matière à « déclarer une guerre mémorielle » (20/01/2021) (Ref3). Dans une « Lettre ouverte à Benjamin Stora » (10/03/2021) (Ref4), il prête à ce dernier l’intention délibérée d’omettre les exactions commises par le FLN, faisant rimer « silence » avec « repentance ».


Or d’une part, « situer le niveau de responsabilité » (p.34) (Ref
5) n’a pas le même sens que « faire repentance ».
Cette notion, issue du lexique religieux, et étrangère au domaine de la réflexion critique, a été infusée dans le débat public par les sphères nationalistes – celles-là même qui la fustigent – pour discréditer toute dénonciation du colonialisme.


D’autre part, Benjamin Stora ne passe pas sous silence les victimes du
FLN. Il en fait état en pages 19, 20, 80, 95-96, 97 (Ref5), et précise en page 28 : « Tout groupe appartenant à cette histoire est spécifique, mais aucun n’est exceptionnel et nul ne doit être placé au-dessus des autres ».


Le maire RN se permet donc de porter un jugement sur un rapport qu’il n’a pas lu – ou si peu. Par une suite d’affirmations sans démonstration, il applique à un texte dont il ignore le contenu le système de représentation véhiculé par le FN/RN qui, en dépit du toilettage de son image, démontre ainsi qu’il n’a pas rompu avec ses dogmes originels.

 

Comment cette forme de représentation s’est-elle élaborée, et à quelles fins ?

Elle s’est élaborée en valorisant une vision autarcique au détriment de l’ensemble des faits, des mécanismes qui les lient, du contexte (colonial) qui les éclaire, autrement dit, en légitimant une mémoire spécifique et en disqualifiant l’histoire. Or si la dimension mémorielle peut nourrir la démarche historique, elle ne peut s’y substituer.


Dans le même ordre d’idées, elle opère une sélection entre les morts dans une stratégie victimaire hautement revendicative. Ce manichéisme partisan occulte la configuration particulièrement complexe de la guerre d’indépendance algérienne dédoublée en guerre civile.


Cette approche atteste du refus de toute volonté d’apaisement.

Pourquoi ce refus ? Parce que cette bataille est devenue un fonds de commerce.
Elle sert en effet, à ce jour, de référentiel à la fabrication d’une rhétorique qui conjugue la question de l’identité nationale – sémantique d’origine frontiste – et celles de l’islam et de l’immigration, en désignant l’ennemi d’aujourd’hui qui est le même que celui d’hier, mais dans un renversement du rapport colonisateur/colonisé. Les combats politiques du présent, et les luttes d’influence dans le débat public, sont ainsi situés dans une supposée continuité historique censée les légitimer et les homogénéiser face à une cible essentialisée qui serait en voie « d’islamiser la France ».


La nostalgérie – idéalisation d’un temps et d’un pays perdus – ainsi exploitée peut trouver écho dans l’actuel renouveau de l’imaginaire d’une France éternelle à reconquérir. Des convergences apparaissent avec la question identitaire, systématiquement réduite à celles de l’islam et de l’immigration, et dont la ligne de (haute) tension traverse la société française au risque de la fracturer.


Loin de l’aspect plus ou moins secondaire que pourrait prendre la récusation d’une date commémorative, le 19 mars est un des outils idéologiques utilisés par le maire RN de Perpignan pour entretenir la confusion dans les esprits par inversion des données et brouillage des repères, et ainsi cultiver un climat de division de la communauté nationale au mépris des principes républicains dont, dans le même temps, il se réclame.


De ce fait, il contredit lui-même sa volonté affichée de se démarquer du champ de la radicalité.

 

 

Références :

1 Pervillé, Guy, La guerre d’Algérie, Paris : PUF, coll. Que sais-je ? n°3765, [2007] 2021.
2 En juillet 2020, Benjamin Stora a été chargé par le Président de la République de dresser un état des lieux sur les questions
mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie.
3 https://twitter.com/louis_aliot/status/1351905784729370630
4 https://www.mairieperpignan.fr/sites/default/files/documents/lettre_ouverte_a_benjamin_stora_par_louis_aliot_maire_de_perpignan.pdf
5 Rapport Stora, publié sous le titre France-Algérie, les passions douloureuses, Albin Michel, 2021.
La pagination mentionnée ici est celle de cet ouvrage – et non celle de la version numérique.
« La commémoration, unanimiste, n’aborde pas les divisions internes du nationalisme algérien, en particulier les terribles
affrontements entre les partisans du vieux chef, Messali Hadj et le FLN (les affrontements entre les deux organisations, FLN
contre MNA, feront plusieurs milliers de morts dans l'immigration en France, et dans les maquis en Algérie) ; ou les représailles
cruelles contre les harkis, ces forces fidèles à la France », p.19.
« Il évalue ainsi le nombre de harkis et goumiers à environ cent mille hommes et il estime à quelque cinquante mille les victimes
algériennes des actes du FLN/ALN », p.20.
« […] la question des disparus de la guerre d’Algérie. Le corps de Maurice Audin n’a jamais été retrouvé. Comme ceux de
milliers d’Algériens pendant la « Bataille d’Alger », ou d’Européens à Oran dans l’été 1962 », p.80.
« Dans son livre, L’Agonie d’Oran, publié dès la fin de la guerre d’Algérie dans les années 1960, Geneviève de Ternant tente
d’attirer l’attention des pouvoirs publics en France sur la disparition de centaines d’Européens enlevés et disparus à Oran le 5
juillet 1962 », p.95-96.
« Un travail est également en cours s’agissant des dossiers des Européens disparus en Algérie en 1962, qui sont conservés par
la direction des Archives diplomatiques (déclassifications notamment) », p.97.

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